La rue clignote de rires et de chansons, ça fourmille gaiement, le froid parfois glacial est mis entre parenthèses dans ce tourbillon de sons et de lumières. Ses pérégrinations quotidiennes le conduisent en ces périodes festives dans le quartier des rôtisseurs, les hauts parleurs diffusent des chants de Noël, les guirlandes scintillent avec allégresse, les chalands s'affairent les bras chargés de paquets qui bientôt feront le bonheur de leur proche. On se croise, on se salue, on s'amabilise le temps de la fête, on accroche les sourires aux visages comme les boules sur les sapins en tentant d'oublier, par cet artifice, l'année écoulée et les déboires supportés. Il a le pas lent des vieillards hésitants lorsque leurs pieds indécis caressent le bitume, sans l'amplitude des années passées, quand chaque pas posé sera peut-être le dernier. Et les souvenirs se réveillent... Noël dans la rue Váci de Budapest. Léon Xueyoj l'empruntait enfant, émerveillé par les beaux bâtiments qui la bordaient des deux côtés. De la place Vörösmarty il filait ébloui jusqu'au grand marché couvert en traversant à grandes enjambées la place des Franciscains. Le nez au vent, la tête dans les étoiles, le regard captivé par les étages décorés de peintures et de statues, il rêvait jusqu'aux rives du Danube. Son destin semblait tracé, la France, le cousin Gyula qui dirigeait à Paris la maison Thonet, la réussite et le retour triomphal au pays où, fortune faite, il pourrait s'offrir un de ses hôtels particuliers qui le faisaient tant rêver. Il traverse la foule touchée par l'épidémie de fièvre acheteuse comme un fantôme qui ne fait plus peur, un ectoplasme invisible, un spectre inexistant. On le pousse, on le presse, on le bouscule, on le rudoie, comme une bille de flipper sous la vitre inclinée d'un billard électrique bouleversée par les coups reçus des passants bumpers, il a un peu de mal à tracer son chemin. Et les souvenirs se bousculent... Le cousin directeur n'était qu'un vulgaire contremaître, vingt années de labeur à la chaîne, trimant sans relâche, pour un salaire d'une triste modicité et finir licencié, à la rue, avec pour tout viatique un bleu délavé et son nom et son prénom sur la poche brodée comme unique galon. Sa vie n'est qu'une succession de désenchantements, la lutte contre le froid cuisant, la quotidienne quête de nourriture, le regard vide des passants, sa transparence, son pâle reflet... Son pâle reflet... Il se fige devant une vitrine pleine de victuailles appétissantes. Sa bouche salive d'envie mais ses yeux pleurent de désespoir quand il lit sur l'écho de la vitre l'image renversée de la broderie de son tablier.
Comments