C'était une petite île, déserte et isolée au milieu de l'océan.
Elle était si loin des côtes qu'une légende racontait même, qu'usant d'une force invisible et incompréhensible, elle s'en éloignait de plus en plus chaque année pour que les hommes, et leurs bateaux toujours plus rapides et puissants, ne puissent jamais l'atteindre. On racontait également que certains y étaient cependant parvenus. Et que leurs passages avaient laissé la petite île souillée, presque détruite. On raconte aussi qu'elle était née sous l'orage, qu'elle avait grandi dans le tonnerre, que la foudre l'avait frappée parfois, trop souvent peut-être, on raconte qu'elle en garde un frisson permanent, un petit air froid qui la protège de quelques aventuriers frileux. Mais on raconte cependant qu'elle s'est construite malgré tout, et que les fêlures qu'elle a subies laissent assez de place aux verts pâturages, parsemés de petites fleurs folles, qui s'étendent derrière les buissons épineux qu'elle a parsemés sur son pourtour.
On raconte beaucoup de choses...
Pourtant personne ne sait vraiment. Personne n'entend son souffle discret, personne n'entend les sons qui émanent de sa végétation sauvage. Personne ne connaît sa solitude et la douce quiétude dont elle s'enveloppe. Personne ne connaît le vent léger qui agite ses herbes folles, les rayons d'un soleil ardent qui caresse sa surface tiède et sensible. Personne n'entend les chants gais de ses oiseaux fins et colorés. Personne ne connaît le parfum vanillé de la sève qui coule énergiquement dans les branches menues. Mais personne non plus n'entend le souffle saccadé dans les feuilles des arbres fins quand l'orage menace. Personne ne détecte les frissons qui la parcourent quand des pas résonnent sur son sol qui se fait alors sombre et glissant. Personne ne remarque les cailloux noirs et les nuages menaçants qui grondent au-dessus de la petite île. De gros nuages grisâtres, aux formes abruptes, de gros nuages aux reflets sombres.
De gros nuages comme emplis de colère et de désespoir, qui semblent contenir toute l'histoire de l'île, tous ses secrets, tous ses espoirs aussi. De gros nuages qui vibrent par moments de toutes les secousses contenues, puis qui éclatent soudain, libérant au soir tombant, une pluie douce et salée.
La petite île n'a de cesse de s'éloigner des hommes et de se protéger du ciel. Elle n'a de cesse de s'avancer plus loin vers l'horizon et de faire pousser des épines le long de ses côtes et des feuilles gigantesques au-dessus de sa terre. Chaque jour son air devient plus glacial. Chaque jour un peu plus, la peur la rend lointaine et dangereuse.
Parce qu'elle connaît ceux qui tentent encore de s'approcher, par jeu, défi ou curiosité. Ils accèdent à l'île, parfois, mais ne voient pas les nuages, n'écoutent pas le souffle. Ils abordent sournoisement, tournent autour d'elle pour apprivoiser ses reliefs, détecter ses limites, puis avancent brusquement, écrasent l'herbe de leurs pieds lourds, arrachent les épines pour se faire un chemin, s'accrochent à ses branches jusqu'à les faire plier, hurlent dans le silence, masquant de leurs voix graves le chant léger des oiseaux colorés. Ils ramassent ce qu'il trouvent, cueillent ses petites fleurs légères et éclatantes, prennent ce qui peut leur être utile, ce qui les amuse, avancent sans scrupule jusqu'à atteindre le cœur de l'île dans lequel ils plantent fièrement leur drapeau. Elle ne semble être pour eux qu'une conquête de plus, un défi relevé.
Peu leur importe que leur drapeau enfoncé laisse une marque indélébile. Peu leur importe que les branches arrachées brutalement laissent s'échapper la sève sucrée qui nourrissait la petite île. Ils sont si préoccupés d'eux-mêmes, si soucieux de leurs seuls besoins qu'ils ne se soucient guère qu'après chacun de leurs passages, la terre autrefois légère et fertile, devienne plus grumeleuse, plus humide…
Parfois l'un d'eux paraît vouloir rester, l'idée lui vient que peut-être, la petite île pourrait lui convenir. Elle accepte de détourner légèrement ses épines pour lui faire une place. Elle accepte ses bagages, parfois si lourds qu'ils écrasent ses herbes folles sous leur poids. Elle lui dévoile son paysage, ses vertes vallées et ses forêts profondes. Elle écarte ses branches pour l'accueillir en son sein. Elle tente de réprimer ses frissons, d'adoucir son air, tente d'accorder son souffle à ses soupirs. Elle l'enveloppe d'une tendre chaleur, concentre sur lui les rayons ardents de son soleil timide. Elle se nourrit de son énergie, puise dans ses forces. Mais ainsi sont les hommes qu'ils ne peuvent seulement prendre ce qu'on leur donne… Ils veulent créer le monde à leur image, veulent le soumettre à leurs envies. Les serpents, qu'ils cachent en leur sein, ne sont plus alors dociles et charmants, ils s'imposent, envahissent. Leur venin, insidieusement, devient mortel. Le miel suave de leurs sourires n'a plus que le goût amer d'une salade épaisse et indigeste. Leurs yeux brillants deviennent sombres et troubles, les nuages noirs au-dessus de l'île se reflètent dans leurs regards éteints. La petite île ne sait alors que se cacher sous ses feuilles gigantesques et sortir ses épines acérées. Parce qu'elle sait trop ce qu'est l'orage et les ravages qu'il peut causer, elle chasse de son air glacial ceux qui risquent de le provoquer.
Et le sol de l'île résonne encore des derniers pas lourds de celui qui a foulé sa terre. Elle n'attend plus celui qui l'aidera à tout reconstruire, celui qui saurait trouver en lui un souffle assez puissant pour écarter les nuages. Elle replante ses épines, en décuple le nombre. Elle sait qu'il faudra peu de temps pour que reviennent les oiseaux, pour que repoussent les branches, pour que coule de nouveau la sève dans les arbres alors seulement secoués par un frisson d'effroi. Elle sait qu'il faudra peu de temps pour que sa petite pluie douce et salée fasse renaître les fleurs folles. Elle sait qu'il faudra peu de temps pour qu'elle retrouve le souffle régulier qui la fait vivre.
Votre passage furtif ne sera qu'un nuage de plus.
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