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  • Photo du rédacteurLydie

Dans un souffle - 2e prix Concours de Nouvelles Jean-Marie GARET 2015

Dernière mise à jour : 8 mars 2019


Consigne (phrase d'intro) : "Là c'est fini, maintenant c'est fini. Je le décide aujourd'hui, à cet instant. J'ôte l'habit. Trop vaste ou trop étriqué. Me dépouiller. Je suis au bord d'une évidence : avec l'humain, c'est difficile. "

Dans un souffle

Regardez-moi… Je suis devenue petite. Comme un chemin à l'envers.

Mon corps se recroqueville sous le lourd manteau en cachemire, comme pour se protéger, comme pour retenir, dans un dernier effort, mon âme qui s'en libère doucement.

Je ne le laisserai pas faire. Aujourd'hui, c'est fini...

Sous mon bras gauche, les deux coussins en velours rouge. Je ferme la porte en bois arquée de la grande maison de ville, descend à l'aide de ma canne les quelques marches qui mènent sur le trottoir du boulevard. Mes yeux troubles pleurent un peu derrière les lunettes de soleil qui me protègent de la trop grande clarté du ciel blanc. Comme une enfant, je descends les marches une à une, posant mes deux pieds côte à côte puis, retrouvant un équilibre incertain, je glisse lentement un pied sur la suivante. Sur le trottoir, je cale de nouveau les coussins sous mon bras. Le taxi noir est devant. Le chauffeur attend, près de la portière arrière qu'il tient ouverte. Mes petits pas mal assurés me conduisent, lentement mais sûrement, jusqu'à la voiture familière.


Voiture ancienne

- Bonjour Mme Deroche, belle journée n'est-ce pas ? - Bonjour Alain. Oui, belle journée.

Je tends en tremblant les coussins au chauffeur qui les installe, l'un sur l'autre, sur la banquette arrière. Je sens son bras fort sous le mien, qui me guide, me soulève presque pour m'asseoir sur les coussins. Il attache ma ceinture, me sourit. Je l'aime bien, Alain. Je lui fais une petite caresse sur la joue, un sourire que je voudrais n'être pas trop triste.

- Merci Alain, vous êtes bien aimable - Je vous en prie, Mme Deroche

En quelques secondes, il a pris place derrière le volant. - C'est parti !

Le léger cliquetis du clignotant. La voiture démarre. Je me laisse bercer par les mouvements doux du véhicule silencieux, le son lointain de la radio. J'aime ces trajets hebdomadaires avec Alain, j'aime regarder le monde, encore un peu, derrière mes lunettes sombres. J'aime regarder cette ville que je connais si bien, trop bien. Les montagnes, tout autour, comme une barrière qui protège, qui emprisonne parfois. Leurs formes rassurantes et leurs couleurs changeantes. Et au milieu, ces petites maisons enchevêtrées, comme de petits cubes tombés par hasard au fond d'un trou, qui auraient trouvé assez de vie en eux pour faire continuer le jeu d'un lutin farceur. Les ponts, plus ou moins longs, plus ou moins hauts, qui les enjambent. Les ponts qui nous lient, nous relient, les uns aux autres. La voiture s'engage dans les rues étroites qui serpentent entre les maisons hautes. Nous traversons la rue commerçante, un peu éteinte en ce jour de semaine automnal. Alain clignote et se gare sur le trottoir devant la crèmerie. Aussitôt en sort le patron, vêtu de sa blouse blanche au logo de la boutique, un petit sac en plastique à la main et un sourire mièvre aux lèvres. Je descends ma vitre.

- Mme Deroche, je vous ai mis cette semaine un petit Comté dont vous me direz des nouvelles, je suis sûr qu'il vous plaira. Et vos faisselles bien fraîches naturellement. - Merci Bernard, c'est gentil, vous le noterez sur mon compte, comme d'habitude - Bien sûr, Mme Deroche, aucun souci Mme Deroche, bonne journée Mme Deroche

Alain redémarre en souriant et s'arrête quelques mètres plus loin, devant la boucherie. Le rituel recommence. Le ventre du boucher affublé d'un tablier sanguinolent, se dandine devant la boutique. Alain attrape un sac empli de mes repas hebdomadaires et remonte dans la voiture tandis que le boucher me fait de grands signes en criant de sa grosse voix chevrotante : - Une belle journée Mme Deroche, prenez soin de vous Mme Deroche

Je tente un sourire en agitant la main. Tous tiennent tant à ma santé qui entretient la leur... Et ce nom qu'ils scandent à chaque fin de phrase... Si je voulais un tant soit peu l'oublier, ce nom qui me pèse, tous semblent s’accorder pour me le rappeler à chaque instant.

Et pourtant… S'ils savaient que depuis longtemps, je ne suis plus cette Mme Deroche… Mais l'ai-je jamais vraiment été ? Non, je ne crois pas... Je ne crois pas avoir réellement été cette Madame, emprisonnée dans ces habits de petite bourgeoise de province, affublée comme par erreur d'un nom, un mari, un statut, une maison, un regard bienveillant et des manières délicates. S'ils savaient que depuis longtemps mon âme est ailleurs, dans une petite maison grise encastrée dans la roche d'une montagne austère. S'ils savaient que mon âme depuis longtemps est à jamais perdue dans le regard bleu d'un homme solitaire, empreint d'un désir de liberté, d'une indépendance sauvage qui n'accorde aucune attache. S'ils savaient combien j'étouffe et combien je me perds, dans ce carcan démesuré et rigide, qui me semble plus lourd que tout le poids des années qui m'écrasent aujourd'hui. Mais comment pourraient-ils le deviner… Nous sommes tous enchaînés dans des cages qui ne nous ressemblent pas… Comme des coffres austères, aux contours bruts, que chacun revêt de mille couleurs pour en masquer, en étouffer même peut-être, le contenu puissant et secret, le souffle ardent qui ne demande qu'à s'envoler… Tous étouffés, dans la sage tiédeur de nos coffres étroits… Tous noyés dans ce flot de convenances qui nous rend trop semblables… Captifs fougueux sous des masques lisses et conformes, mourant de contenir nos aspirations profondes...

Le clignotant. La voiture ralentit...

- Non, Alain, on ne passe pas chez le fleuriste aujourd'hui. Posez-moi devant la marbrerie, je vous prie - Bien Madame Le regard d'Alain dans le rétroviseur intérieur. Le premier regard interrogateur. D'autres suivront, je le sais, mais il est temps. Parce que ce monde bientôt ne me concernera plus, je veux poser ce carcan et libérer mon âme. Respirer enfin. Aujourd'hui. C'est le moment. La voiture stationne devant la vitrine sombre de la marbrerie. - Laissez, Alain, j'y vais seule

J'en ressors quelques minutes plus tard. Le lourd objet dans mon sac me fait du bien. Curieusement, il m'allège. La voiture repart pour sa dernière destination. Alain se gare sur le parking du cimetière.

- Un instant, Alain, s'il vous plaît - Un problème, Mme Deroche ? - Non, tout va bien. Tout va très bien. Je réponds à son regard, croisé dans le rétroviseur intérieur, par un sourire que je sais, cette fois, ne pas être triste. Et lentement, j'enlève le chapeau de Mme Deroche, le manteau de Mme Deroche, l'alliance de Mme Deroche. Je les pose délicatement sur le siège, à côté de moi. Je prends l'objet lourd, enveloppé de papier journal et je laisse, sur la banquette arrière, le sac de Mme Deroche.

C'est vêtue seulement d'une petite robe bleue et de mon sourire que je descends doucement de la voiture, sous les yeux étonnés du chauffeur. De mon pas lent et incertain, je passe le petit portail du cimetière. Je ne réponds pas aux "Bonjour Mme Deroche" qui s'adressent à une autre. Je n'emprunte pas l'allée centrale, arpentée depuis trop d'années, la tête penchée et les yeux assombris par l'ennui plus que par la tristesse... Aujourd'hui, c'est fini. Sans un regard pour l'imposant caveau familial qui se dresse au bout de la grande allée, je me dirige sur la droite. Secouée de frissons sous la petite robe bleue, je longe le chemin bordé de tombes grises. Je marche longtemps, l'objet toujours dans ma main moite et noircie par le papier journal. Je m'enfonce dans le cimetière en souriant, ignorant les regards qui semblent chercher en moi celle que je ne suis plus.

Un rayon de soleil, filtrant à travers les nuages blancs, réchauffe mon visage tandis que je le vois. Il est là, étendu sous la dalle brune. Fatiguée, heureuse, je m'assois sur le bord de sa tombe et je caresse la pierre. Sous mes doigts, sa peau douce, chaude et salée, dans mes yeux son regard bleu, vif et tendre, tandis que je dépose à ses pieds la lourde plaque de verre, sur son socle de granit. Mes doigts frôlent les inscriptions dorées tandis que mes lèvres articulent ces mots gravés pour l'éternité, "À nous, libres pour toujours".

Le monde autour n'est plus qu'un vague bruissement, une succession d'images floues, qui tournent trop vite… Et soudain, un souffle profond… Une immense clarté… Une douce chaleur… Une infinie légèreté...

Soudain mon âme respire, dans mon corps qui cesse de la retenir.

Soudain, enfin, le sentiment d'être celle que je suis.

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