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La fille du lac (Eric Sauvat)

Dernière mise à jour : 8 mars 2019


I


Lac

Hind gagne son secrétariat à Homs, chez le docteur Antoine. Depuis son émigration en Syrie, voilà deux ans, c’est l’endroit où elle a enfin trouvé la paix. Jeune irakienne destinée à une brillante carrière en recherche biologique, les événements dans son pays l’ont condamnée à fuir avec sa mère et sa jeune sœur, après que son frère aîné eut été tué dans un attentat à Bagdad. Elle arrange son voile avant de quitter l’ascenseur et ouvre la porte du bureau du Docteur Antoine Sheir Al Assad, chirurgien de son état, tout juste installé à Homs, ville médiane de Syrie où il cherche à faire sa place au milieu de trois cents confrères, dix fois trop. Le vieux monsieur français qui vient chaque midi lui faire la lecture, viendra-t-il ? Se demande Hind. Il avait du mal à marcher hier. Le docteur Antoine fait sa clientèle et il a de longs intermèdes inoccupés dont particulièrement l’heure de midi. Ses clientes ayant le choix consacrent celle-ci à la cuisine. Sa clientèle est majoritairement féminine car il cherche à se vouer aux seins : interventions malines ou esthétiques. Que ne se consacre-t-il pas uniquement aux deuxièmes ? Pense Hind qui l’assiste pour ses pansements - aux seules femmes et jeunes enfants ; il ferait beau voir que sa mère apprenne qu’elle franchisse la porte d’un cabinet où un homme se dévêtirait.-

Le docteur n’arrive pas avant onze heures, elle a une heure devant elle pour faire le ménage, arroser les plantes et préparer le café. Elle n’y est pas contrainte, mais le docteur n’est pas bien riche et ne fait appel à la femme de ménage qu’en fin de semaine. Et que ferait-elle ? Elle n’a pas eu le temps de prendre ses cours en quittant Bagdad, le quartier des Universités était bouclé. Le ménage expédié, elle sort son livre du tiroir de son bureau : Les Misérables que le docteur lui a prêté. Tous deux sont passionnés de français, lui pratiquant couramment cette langue ayant terminé ses études à Montpellier, elle amoureuse d’un jeune biologiste parisien venu les enseigner en sa langue à Bagdad. Ils avaient été une quinzaine de jeunes futurs biologistes à apprendre le français pour suivre ses cours. Le goût du français lui était venu dés sa prime enfance à sa fréquentation de l’église de sa cité lacustre, pour y chanter et y fréquenter l’école, non pour y prier, elle demeurait musulmane. Ça n’avait rien à voir !

II

A onze heures arrive le docteur Antoine, de cinq ans plus âgé que Hind, il est pour elle tout à la fois, un peu son pauvre frère disparu : protection et respect, un peu son pasteur du lac : bienveillance et bonhomie. Il vit surtout par ses extrémités, sa tête aux yeux vifs et traits mobiles, sans compter ses lèvres toujours en mouvement car il est bavard ; ses mains de chirurgien habiles et déliées manipulent toujours quelque objet ; et son pied tantôt droit, tantôt gauche, bât la mesure à tout ça. - Pas de client ce matin, dit-il à Hind qui lui apporte son café. Il a d’ailleurs sorti son portable et s’escrime sur la vésicule biliaire dont il a ce matin jeté un exemplaire à la poubelle parce qu’il faisait des cailloux en sus de la bile. Et il ajoute : - Vous pouvez rentrer chez vous si vous voulez. Il s’exprime bien sûr en arabe où le vouvoiement n’existe pas et où l’emploie de sa tournure se perçoit dans la forme des phrases et le choix des mots. Hind sait d’autant plus qu’il s’exprime par son équivalent qu’en français il la vouvoie. - Merci, mais j’aimerai connaître la suite du roman du vieux Monsieur français. - D’Eric, voulez-vous dire. Mais viendra-t-il ? Il traînait la patte hier. Fataliste Hind regagne son bureau et rouvre ses Misérables.

Il viendra si Dieu veut !

III

A une heure arrive le vieux gros monsieur plutôt fringué qu’habillé, pesamment appuyé sur sa canne il salue aimablement Hind, avant de donner l’accolade à son ami docteur qui l’invite à prendre possession du fauteuil face à son bureau, tandis qu’il gagne son vis à vis de l’autre côté de la table basse. Hind lui apporte son expresso vivement préparé et se rassied à son bureau, laissant ouverte la porte communiquant avec celui de son patron. Attentive elle écoute, elle n’oserait pas s’installer avec eux dans l’autre pièce, d’autant que le style du vieil écrivain parfois leste l’obligerait à des rougeurs bienséantes, voire à se retirer. La voix grave de l’écrivain bourdonne jusqu’à elle et la ramène à Shanghai que les héroïnes du roman quittent pour un pique-nique dans la nature pour bercer les derniers instants de l’une d’elle condamnée par une tumeur au cerveau. Les enfants entourent gentiment la malade choyée par son amante venue de France, elle chinoise, l’assister dans ses derniers instants. Ils sont dans les canaux en amont de Shanghai et Hind se remémore sa prime enfance dans sa cité lacustre du Chatt al Arab, à l’époque où elle fréquentait l’école sur pilotis du pasteur qui les enseignait en français, son grand frère, les enfants de leur communauté et elle. Justement après avoir bu son café le conteur enchaîne :

« … A la perche nous nous engageons dans les canaux du Quingpu, ce sont selon la coutume deux femmes qui manient la perche, les eaux sont calmes, son maniement sans péril. Les hommes sont plus utiles dans les rizières ou à la pêche, le poisson d’eau douce supplantant le poisson de mer à Shanghai. Nous traversons de paisibles villages sur pilotis. Murs de torchis, toits de chaume grossier, leurs portes et fenêtres de guingois leur donnent l’allure des huttes du village d’Astérix… »

Hind revoit le chez elle où elle est née et a passé sa prime enfance au milieu des roseaux.

La voix poursuit :

« …Tout ceci respire la joie de vivre, la paix, l’on se croirait à des milliers de kilomètres de toute cité et polluante industrie, et à des siècles de toute guerre. Mais André m’avait expliqué quel prix avait payé pour ce calme trompeur les villages lacustres des marais irakiens… »

Là Hind n’en croit pas ses oreilles, l’écrivain connaît son pays, peut-être son chez elle ? Elle n’en peut douter lorsqu’il poursuit :

« … près de Bassorah lors du conflit Irak-Iran, lorsque leurs enfants en jupe plissée bleu marine et chemisier blanc allant en barque à l’école s’étaient heurtées aux enfants du désespoir iranien, de leur âge mais féroce soldatesque. »

Et là, brutale jaillit devant Hind sa rencontre avec ces derniers vingt cinq ans plus tôt, où ils ne durent leur vie, elle et son frère, qu’au réflexe pacifiste de s’éloigner d’eux, tandis que leurs camarades de classe ramaient vers ces enfants qu’ils croyaient venus jouer à la guerre avec eux, et teintaient bientôt les eaux du lac de leur sang. Hind perd connaissance et glisse de sa chaise, pour reprendre conscience dans les bras du vieux monsieur qui l’avait vue vingt cinq ans plus tôt en petite fille modèle, dans les lacs en amont du Chatt al Arab.

Emue, elle lui saute au cou !

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