9h36.
12 minutes.
Voilà exactement 12 minutes et 4 jours que vous avez envoyé ce mail à Gisèle, du service compta de l'entreprise Valavie, avec laquelle vous collaborez activement depuis des années.
Aussi vous n'êtes pas tellement surpris de cette attente. Vous n'êtes pas surpris, à peine agacé et c'est en souriant de manière un peu tendue que vous rafraîchissez votre boite de messagerie, qui éclabousse votre écran de ses nausées matinales, miasmes putrides que vous glissez aussitôt dans la corbeille virtuelle, ainsi emplie dès les premières heures du jour.
Bien sûr, nos messageries sont, d'années en années, de plus en plus submergées de mails. Mails professionnels, personnels, publicités et spams surgissent à chaque instant et agitent nos machines de diverses notifications sonores et/ou lumineuses qui font cligner nos yeux, vibrer nos cœurs et provoquent dans nos cerveaux connectés moult sécrétions de dopamine… Plus surprenant encore, il semblerait que l'attente de la notification espérée provoque plus de sécrétions de dopamine que la notification elle-même. "Le plaisir est dans l'attente" disait ma mère, elle avait déjà tout compris…
Pourtant, vous n'avez pas le sentiment, en ce matin brumeux, que l'attente de la réponse de Gisèle vous submerge de plaisir et vous ressentez plutôt une forme de colère sourde qui tend à vous faire grommeler que toutes les femmes sont dispersées, que tous les services compta ne fichent rien, que toutes les Gisèle ne sont pas belles et qu'il est fort à parier, au vu de l'accroissement du nombre de mails reçus chaque année, qu'il sera prochainement plus prudent et plus rapide d'envoyer toute demande par courrier postal. Les heures qui s'écouleront ensuite feront même naître en vous l’éventualité d'un retour en force du pigeon voyageur…
Oui, nous ne sommes pas tous dotés de la même aptitude à se maîtriser face à une attente… Or, cette aptitude particulière, autrement dénommée Patience, est mise à rude épreuve devant les écrans ces dernières années puisque, selon une étude américaine, le délai moyen de réponse à un mail est passé de 2,2 à 2,5 jours entre 2011 et 2012. Même si, selon la société Boomerang et les chercheurs du département d’ingénierie de l’université de Viterbi, le temps moyen de réponse en 2016 est de 23 heures, chez les jeunes essentiellement …
Que penser donc de Gisèle, qui n'a toujours pas répondu après 4 jours, 12 minutes et le temps de quelques réflexions saugrenues ?
Et que penser de vous-même qui, depuis quelque temps déjà, ne faites plus partie du tout des 14,5 % d'optimistes qui, ayant lancé leur prose dans les méandres du Net, espèrent une réponse dans les quinze minutes ? Ni même des 70 % qui, en 2016, s’attendaient à une réponse sous quatre heures…
Et qui, peut-être, pour certains, l'attendent toujours… vous dites-vous en sirotant un café amer dans lequel trempent vos noires pensées...
Les yeux toujours fixés sur la sournoise boite de messagerie électronique, vous admettez intérieurement, bien entendu, que s'il faut prendre en compte le degré de complexité d'une question attendant réponse, il est également important de considérer l'urgence de la demande. Par exemple, il est évident que le message "tu manges à la cafet' à midi ?" nécessitera, du fait de la simplicité apparente de la décision et du besoin de s'organiser sans attendre, une réponse relativement rapide. Alors que l'on peut aisément admettre que "peux-tu m'envoyer la liste de toutes les formations scientifiques suivies par les 6352 employés des différents secteurs de nos entreprises européennes ces cinq dernières années" réclamera plus d'indulgence en terme de délai...
En l'occurrence, vous dites-vous devant l'écran de nouveau assailli par des messages abrutissants aux couleurs trop vives vous proposant tour à tour de trouver l'amour au soleil et un appartement qui vous ressemble, ou inversement, vous n'avez pas demandé à Gisèle de recenser les milliards d'étoiles de la galaxie, mais seulement de vous confirmer sa disponibilité à la réunion programmée dans une dizaine de jours.
Le délai imposé ne vous donne guère le choix de vous reporter à la règle du silence de deux mois qui vaut accord, règle d'ailleurs qui ne vaut que dans les administrations publiques et ne peut malheureusement être adaptée d'une manière générale aux messages professionnels ou personnels, il est bon de le préciser. En effet, si vous avez envoyé votre CV chez Entreprise Devosrêves et qu'après deux mois d'une attente fébrile, vous n'avez toujours obtenu aucune réponse, il est déconseillé de considérer ce silence abyssal comme tacite accord et de se présenter mallette en main dès le lundi matin suivant au bureau du personnel. De la même façon, les neuf semaines de silence qui ont suivi votre demande en mariage, envoyée par mail à la petite secrétaire du cabinet dentaire de la rue d'à côté ne signifie pas que la demoiselle a déjà commandé sa robe blanche. Non, non...
Vous êtes ainsi condamné à attendre, comme prisonnier du rythme organique de Gisèle et de sa volonté à satisfaire vos requêtes. Mais comment savoir… Comment savoir sur quel rythme danseront les neurones Giséliens ? Gisèle pense peut-être, à l'instar d'un certain spécialiste du sommeil de l’université d’Oxford, que débuter sa journée de travail avant 10h s'apparente à de la torture… Peut-être qu'alors, à cette heure matinale où vous vous tourmentez déjà, Gisèle, elle, rêve encore au-dessus d'une tasse de café dont les bords parés de traces de rouge pourraient cependant lui rappeler, dans une fulgurance subliminale, l'urgence de certaines décisions qui lui étaient demandé de transmettre, par mail, dès que possible… Mais peut-être que ce mail, cette réponse attendue, sont pour une Gisèle en mode slowcore, incursions intempestives dans sa doucereuse chronobiologie… Tempo sur lequel, soudainement, vous semblez prendre modèle, un sourire béat sur vos lèvres caféinées, laissant délicieusement couler, en votre cerveau déconnecté, une âme sentinelle, les espérances déçues, des vers d'éternité d'une brûlante beauté...
Là pas d'espérance, Nul orietur. Science avec patience, Le supplice est sûr.
(Rimbaud – L'éternité - 1872)
Comments