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  • Photo du rédacteurLydie

WANTED

Dernière mise à jour : 8 mars 2019



Kafka

J'évoquais la solitude dans un précédent billet et je me disais en même temps que je vous l'écrivais, que la solitude réelle existe essentiellement au milieu des autres. Ou parfois, dans les méandres de quelque administration qui n'est pas sans rappeler une certaine œuvre pragoise… Je suis certaine que vous avez dans votre propre expérience beaucoup d'exemples qui pourraient illustrer cette idée, il m'en vient un à l'esprit aujourd'hui.

Le problème auquel je suis confrontée en ce jour de printemps semble assez simple et je vais, me dis-je naïvement, le régler très vite pour pouvoir reprendre le cours de ma vie.

Ma carte d'identité n'est plus valide depuis un an.

C'est somme toute un problème plutôt banal auquel tout adulte ayant atteint un âge raisonnable a été confronté plusieurs fois. Je me rends donc à la Mairie qui me signale que la validité des cartes d'identité est désormais de 15 ans, même s'il est noté sur la mienne qu'elle est de 10 ans. Très bien, voilà un problème solutionné encore plus vite que prévu.

Je m'interroge cependant sur mon futur voyage de l'autre côté de la Manche et je retourne donc pousser la porte de la petite Mairie un matin suivant pour éclaircir ce point :

- Bonjour madame, ma carte d'identité n'est plus valide et je vais à Londres cet été, que dois-je faire ?

- Rien, parce que maintenant, les cartes sont valables 15 ans.

- D'accord. Mais pouvez-vous me confirmer que l'Angleterre reconnaît bien cette validité de 15 ans alors qu'il est noté sur ma carte qu'elle n'est plus valide ?

- Je vais vérifier.

Sur ce, Madame se lève, renverse au passage sa tasse de café, soupire, me sort un document et lit à haute voix pour résumer ensuite :

- Ah non, l'Angleterre ne reconnaît pas la validité de 15 ans

- Bien, et donc je peux renouveler ma carte ?

- Non, parce que maintenant, les cartes sont valables 15 ans.

- Oui, alors, j'entends bien, mais je vais à Londres cet été.

- Je ne peux rien faire parce que…

- Oui, oui, je crois avoir compris mais pensez-vous que je puisse pénétrer en Angleterre avec cette carte valide uniquement en France ?

- Non, vous ne pourrez pas.

- D'accord. Mais je ne peux pas non plus refaire cette carte ?

- Non.

- Vous rendez-vous compte que nous avons là un problème quasi kafkaïen ?

Un nuage passe et, dans le bureau exigu aux vitres dépolies, c'est comme si soudain, il faisait nuit. L'impuissance pesant sur ses épaules menues, la dame, tête penchée, éteint son regard…

- Je n'y peux rien madame.

Et c'est l'orage alors qui, sournoisement, monte en mon esprit déjà fort peu matinal :

- Bien. Je vais donc de ce pas aller perdre ma carte d'identité et vous pourrez ainsi accepter de la refaire, d'accord ?

Et puis l'inattendu, le rayon de soleil qui parvient à filtrer dans le ciel sombre :

- Ou sinon, m'interroge la petite dame de la Mairie, vous n'auriez pas changé d'adresse dernièrement ?

Et là, l'espoir soudain d'une issue possible...

- Si !

- Ben alors, on peut la refaire sous le prétexte que l'adresse indiquée n'est plus la bonne…

Certaines petites victoires valent à notre cœur bien plus de battements joyeux que les grandes.

Or évidemment, pour refaire cette carte, il nous faut désormais des photos d'identité. Qu'à cela ne tienne, me dis-je avec un entrain décuplé par la récente victoire, je vais de ce pas dans la boutique du photographe toute proche.

Posée sur le tabouret derrière les ombrelles, inquiète à la pensée du travail que j'ai laissé sur mon bureau, je tente dans un mouvement que j'imagine discret, de regarder l'heure sur le téléphone portable resté dans mon sac à mes pieds.

- Pouvez-vous arrêter de bouger juste 5 minutes ?

- Je vais essayer.

- Décroisez vos jambes.

- Oui.

- Mettez vos pieds à plat sur le sol.

- Oui.

- Vous avez des cheveux devant…

- Oui, c'est… Ça s'appelle une frange…

- Faut les enlever.

- Bon.

- Ne souriez pas.

- J'ai plus trop envie de toute façon…

La photographe sort ensuite les photos, et son regard qui traduit une forme de dégoût mal retenu tente, dans un va-et-vient étourdissant, de comparer l'image à la réalité… Je ne parviens à déceler dans le soupir qu'elle finit par lâcher si la réalité est terriblement décevante ou si l'image remet en cause toute sa carrière… Puis, m'épargnant toute considération esthétique ou technique, elle murmure seulement :

- Vous avez l'air triste.

Je ne sais si je dois envisager cette réflexion d'un point de vue général ou non et dans le doute, je tente une justification qui se transforme au fil des secondes en une forme d'agressivité désespérée :

- Eh bien… Comment dire... Je suis figée, je ne souris pas… Je n'ai même plus mes cheveux… Écrivez WANTED juste en dessous, placardez sur la vitrine et prenons les paris que je me fais tirer dessus avant même d'avoir pu atteindre la Mairie…

Nous vivons dans un monde étrange...

Le soir même, comme certains sans doute se plongeraient dans le courrier du cœur de leur magazine préféré pour y trouver des réponses dans des histoires similaires à la leur, j'ouvrais Le Château pour sourire un peu tristement de ces "missions impénétrables, assignées de loin par quelque inconnu".



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